MeToo : faut-il reguillotiner André Chénier ? - Article

Modifié par Manuelslibresidf

Article de Marion Cocquet, paru dans Le Point, le 26 septembre 2019.

C'est le poème mineur d'un auteur oublié. Une œuvre de jeunesse qui porte le titre un peu précieux d'« Oaristys » (le mot, tiré du grec ancien, désigne un entretien amoureux, une idylle). L'Oaristys, donc, est l'œuvre d'André Chénier, réputé être le grand poète du XVIIIe siècle et qui fut décapité en 1794, deux jours avant l'arrestation de Robespierre. Le texte s'inspire d'un poème antique de Théocrite où un berger obtient – arrache – les faveurs d'une bergère. De l'aveu même des amoureux de l'auteur, il n'est pas très bon. Et sans doute n'aurait-il pas quitté les régions obscures de l'histoire littéraire si une « affaire Chénier » n'avait éclaté au sein de l'université française où il se trouve examiné, soupesé, décortiqué et où, au passage, l'institution prend quelques coups de griffe. Entamée il y a près de deux ans, la controverse a récemment quitté le ton policé du débat littéraire : c'est de la « culture du viol » à l'université qu'il est désormais question.

Au commencement : une lettre ouverte d'étudiants préparant l'agrégation, rédigée en 2017 à l'initiative d'une association féministe de l'École normale supérieure de Lyon et adressée au jury du concours de lettres modernes. Pour les auteurs, L'Oaristys représente à l'évidence une scène de viol. Il s'agit certes d'un dialogue poétique, dépourvu d'indications de mise en scène : le poème ne décrit ni ne nomme littéralement d'agression sexuelle. Mais Naïs (la bergère) y refuse à plusieurs reprises les avances de Daphnis (le berger), sans être écoutée. Or, écrivent les agrégatifs, le texte est « couramment interprété au prisme d'une convention littéraire qui évacue [la question du viol] et, par-là, toute interrogation sur le sujet ». Les auteurs de la lettre ouverte demandent donc « une réponse claire et définitive sur l'attitude à adopter et le vocabulaire à utiliser pour décrire ces textes ». « Ce questionnement, poursuivent-ils, peut également être élargi aux nombreux textes présentant des discours idéologiques oppressifs [racisme, antisémitisme, sexisme, homophobie, etc.] dans le cadre d'une réception contemporaine. »

Céder et consentir

De réponse « claire et définitive », les agrégatifs n'en ont reçu aucune de leurs futurs examinateurs. Il est vrai que le procédé était inhabituel et le ton, curieusement comminatoire. La lettre a cependant été remarquée dans le petit milieu universitaire. Et plusieurs professeurs se sont emparés de la question sur le site du mouvement Transitions, revue et séminaire de littérature. Sa fondatrice, Hélène Merlin-Kajman, est professeure à l'université Sorbonne Nouvelle, et spécialiste de la littérature du XVIIe siècle. Elle est, par ailleurs, passionnée par le problème de la transmission des textes littéraires. Elle répond donc la première aux agrégatifs, dans une saynète où elle tâche d'expliquer pourquoi elle ne « voit pas » le viol dans L'Oaristys – quoique le poème lui déplaise. « Quel gain [théorique, sensible, sentimental, esthétique, etc.] nous apporte l'étiquette de viol pour résumer l'histoire ? À mon sens, aucun, conclut-elle. Brutalement, le sens se ferme, se fige. [...] Aussitôt ce mot viol posé sur lui, [le texte] se pétrifie. »

Le débat s'en trouve relancé : depuis « Malaises dans la lecture », un blog consacré aux violences sexuelles dans la littérature, les signataires de la lettre ouverte s'attardent sur ce « viol » que Hélène Merlin-Kajman refuserait de voir. Le procès-verbal du poème de Chénier est dressé : trois refus explicites de la victime, cinq ordres d'arrêter des gestes non consentis, un passage à l'acte. Refuser de lire là le récit d'une agression sexuelle témoignerait d'une « culture du viol » répandue non seulement dans la littérature classique, mais au sein même de l'institution. « Le débat est de deux ordres, ici, littéraire et politique, commente l'un des auteurs. Sur le plan littéraire, le débat sur la réception contemporaine du texte et ses ambiguïtés peut être passionnant. Mais, dans les réponses qui nous ont été faites, on trouve aussi des propos très problématiques sur la définition même du viol. »

Hélène Marlin-Kajman s'étrangle. Il ne s'agit en aucun cas, assure-t-elle, de jeter un voile complaisant sur les œuvres qui, dans la tradition littéraire, décrivent en effet des violences ni de refuser d'appeler les choses par leur nom. Mais, elle le répète, le poème en question, aussi médiocre soit-il, ne peut être écrasé sous un qualificatif d'ordre judiciaire. « Par ailleurs, ajoute-t-elle, la recherche en littérature ne vient pas de découvrir l'inconscient idéologique de certains textes anciens, leur impensé misogyne, raciste ou antisémite... Et je ne crois pas qu'elle pratique la censure ! Lorsque j'ai moi-même passé l'agrégation, il y a quelque 40 ans, nous avions au programme Les Destinées d'Alfred de Vigny, qui n'est pas tendre avec les femmes. Et déjà, à cette époque, j'avais proposé une explication de texte clairement féministe. Il est en revanche ahurissant de demander à un jury de concours, c'est-à-dire à l'État lui-même, de fixer l'interprétation d'une œuvre. »

« Procès imaginaire »

Cantonnée jusqu'alors à des échanges feutrés entre spécialistes de la chose littéraire, la controverse a dérapé le 1er juillet 2019 lors de la publication par Transitions d'un texte de Marc Hersant, spécialiste d'André Chénier et lui aussi professeur à l'université Sorbonne Nouvelle. Il y explique à son tour pourquoi le terme de « viol » lui semble être un contresens, arguments littéraires et historiques à l'appui. Mais il franchit un pas supplémentaire : « Non seulement il me paraîtrait douteux de parler de viol à propos de L'Oaristys, écrit-il, mais il me paraîtrait tout aussi discutable de parler de viol à propos d'une scène réelle similaire entre un jeune homme et une jeune femme qui se passerait de nos jours, même si les codes amoureux – puisqu'on ne peut pas nier leur existence – ne sont évidemment pas les mêmes. » Maladroit ? « Scandaleux », rétorquent depuis Twitter les ex-pétitionnaires.

L'intéressé n'a pas répondu. Il envisage en revanche de publier un essai sur « l'affaire » et sur ce qui, pour lui, en occupe le fond : la menace qui pèse aujourd'hui sur des classiques tombés de leur piédestal, et soumis à toutes les invectives. « Les [ex] textes canoniques ne sont plus appréhendés avec une sympathie universelle et a priori, estime-t-il dans sa contribution à Transitions. [Ils sont] envisagés au contraire de plus en plus souvent avec un soupçon systématique et sommés de défiler comme autant d'accusés potentiels dans un procès [imaginaire, puisque les accusés sont morts] de racisme, d'homophobie, d'antisémitisme, de misogynie, de complicité colonialiste, etc. Loin d'être envisagés a priori comme des objets d'admiration et comme des sources de plaisir [intelligent et raffiné, cela va sans dire], ils sont soupçonnés d'avoir participé, sur une longue durée historique, au règne d'un mâle blanc et hétérosexuel dominateur et oppressif. »

Et de citer notamment la récente polémique autour de la représentation, à la Sorbonne, des Suppliantes d'Eschyle. Ou la dénonciation d'une incitation au viol dans un sonnet de Ronsard, le sonnet XX des Amours, où le poète rêve de pouvoir, comme Zeus, se transformer en pluie d'or pour féconder sa bien-aimée endormie : « Je voudrais bien richement jaunissant/En pluie d'or goutte à goutte descendre/Dans le giron de ma belle Cassandre/Lorsqu'en ses yeux le somme va glissant. » Le poème, lui aussi proposé à l'agrégation il y a quelques années, avait fait alors l'objet d'un long billet de blog publié par Anne Grand d'Esnon, normalienne et agrégée, aujourd'hui doctorante, qui a cosigné la lettre ouverte sur Chénier. « Ronsard voudrait coucher avec Cassandre, y compris grâce à l'usage de la force, contrainte, menace ou surprise, écrivait-elle. Bien sûr, on dit d'abord l'intensité du désir par le souhait de métamorphose – c'est tout l'enjeu du poème –, mais le but de la métamorphose, dans les deux premiers quatrains, est bien d'obtenir une relation sexuelle par le viol. »

« Trigger warning »

Pour Hélène Merlin-Kajman, la mise en accusation des classiques n'est pas neuve. L'enseignante s'alarme davantage de son corollaire : l'émergence du « trigger warning », cette pratique qui consiste à « avertir » un public de ce qu'un contenu peut être choquant. Aux États-Unis, le « trigger warning » provoque des débats houleux dans les universités : des étudiants demandent à ce qu'il soit institutionnalisé, afin d'être autorisés à ne pas assister aux cours dont le contenu pourrait les heurter, ou de le quitter s'ils n'en supportaient pas la teneur. La pratique a d'ailleurs ses défenseurs : elle permettrait d'annoncer d'emblée que le caractère problématique d'une œuvre ne sera pas minoré, et d'accueillir de façon a priori bienveillante les réactions violentes qu'elle pourrait susciter. Un art du consensus, en somme.

Pour Hélène Merlin-Kajman, au contraire, le principe de l'avertissement ne peut qu'entraver le partage de la littérature. Parce que, ramenés à une lecture strictement littérale, les textes perdent toute l'ambiguïté, tout le jeu qui en fait la richesse et le plaisir. Mais aussi, explique l'enseignante dans un essai sur le sujet, parce qu'il s'agit de « recatégoriser » les individus de façon à ce qu'ils deviennent « statutairement des victimes, des victimes réelles ou des victimes en puissance ». Plus de communautés de lecteurs, alors, mais un « découpage de la société en statuts », auxquels la transmission des textes est sommée de s'adapter. Faut-il redouter l'arrivée du « trigger warning » en Sorbonne ? À l'évidence, il s'en approche. Et, sur son passage, la tête de Chénier aura roulé pour la seconde fois.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-seconde ou directement le fichier ZIP
Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0